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La brève juridique n°10 - 21/12/2017

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Dramaturgie de la clause d’interprétariat en marché public. La clause dite « de Molière » n’en finit pas de faire couler de l’encre !
Depuis plusieurs mois les clauses contractuelles visant à favoriser l’usage du français sur les chantiers sont sur le devant de la scène.
Véritable feuilleton théâtral, voici un épilogue en 2 actes :
- Acte 1 : L’intrigue
Scène 1 : « les marchés publics dans la langue de Molière »
Scène 2 : « clause Molière : le dépit amoureux du Gouvernement »
- Acte 2 : La Purgation des passions
Scène 1 : « Le TA valide une clause d'interprétariat visant à encadrer le travail détaché au sein d'un marché public de travaux »
Scène 2 : « Le CE encadre une clause d’interprétariat susceptible de limiter l’exercice des libertés fondamentales »
Suite au prochain acte ? Le rapporteur public du Conseil d’Etat ayant proposé d’annuler la décision du TA de Nantes le 22 novembre dernier…

Acte 1 scène 1 : Les marchés publics dans la langue de Molière

Si tout acheteur peut exiger que la participation à un marché public se fasse dans la langue française, qu’en est-il au stade de l'exécution du contrat ?
La question fait polémique depuis l'adoption du « small business act » francilien visant à favoriser l’accès des TPE et PME à la commande publique en insérant dans les marchés une clause dite « Molière » qui impose l’usage du français sur les chantiers.
Cette mesure, souhaitée par Valérie Pécresse, semble faire le pied de nez à la directive européenne sur le travail détaché.
Pour prendre la mesure de l'antinomie de ces dispositifs, il convient de rappeler qu'un travailleur « détaché » est un salarié envoyé par son employeur dans un autre Etat membre en vue de fournir un service à titre temporaire. Cette situation peut s'illustrer par la contractualisation d'un marché public français avec une entreprise étrangère, dont l'exécution nécessite le détachement des salariés sur le sol de l'acheteur public français.
Afin de prévenir le « dumping social », la législation européenne a prévu un ensemble de règles afin de garantir le droit du travail, dans le respect des règles de la concurrence. Ainsi les travailleurs détachés bénéficient d'un noyau dur de droits en vigueur dans l'Etat membre d'accueil, en sus de la législation de l'Etat membre d'origine dont ils dépendent.
Dès lors, certains acheteurs fustigent la présence de salariés étrangers sur des chantiers de marchés publics, mettant en péril sa bonne exécution par défaut de compréhension des mesures de sécurité. Ils pointent également du doigt les difficultés rencontrées dans la détection du travail dissimulé, justifiant ainsi l'insertion d'une clause linguistique.
On peut cependant s'interroger sur la légalité de cette disposition, qui contrevient au droit européen visant à favoriser l'égal accès à la commande publique.
La justice doit donc se prononcer sur la légitimité de ce que certains considèrent comme un « Tartuffe contractuel » par préférence nationale. Marianne Thyssen, commissaire européenne à l’emploi, estime d’ailleurs qu’imposer l’usage du français sur les chantiers publics est « une discrimination ».
Dans l'attente, les acheteurs sont libres d'envisager leurs « meeting » ou « rendez-vous » dans leur « planning » ou « calendrier » prévisionnel afin de préparer leurs chantiers, sans remettre en cause la légalité du marché.

Acte 1 scène 2 : Clause « Molière » : le dépit amoureux du Gouvernement

Il n’est pas si courant de voir des clauses de la commande publique susciter un débat public aussi nourri. Toutefois, l’absence d’une ligne jurisprudentielle sur la question a plongé les acheteurs dans l’incertitude. Le Gouvernement a donc décidé de se saisir de cette question au sein d’une instruction à destination des préfets.
Divisé en deux parties, le document traite de la vision du Gouvernement quant à la légalité des clauses visant à limiter l’exercice du travail détaché, et de l’insertion de clauses dites « Molière ».
La position du Gouvernement sur les deux sujets est explicite dès le préambule du texte : « en règle générale, une telle pratique est illégale ».
En effet, les clauses visant à limiter le travail détaché sont regardées comme une mesure de discrimination indirecte dans l’accès à la commande publique.
Pour fonder son argumentaire, l’instruction s’appuie, d’une part, sur les textes européens autorisant le travail détaché et, d’autre part, sur la jurisprudence de la Cour de justice, qui analyse toute restriction en la matière comme une discrimination.
De même, l’instruction semble vouloir balayer l’argumentaire tiré de ce que le travail détaché favoriserait le travail illégal.
Le texte rappelle en effet qu’existe un « noyau dur » de droits mis en place par le code du travail afin de sécuriser le recours au travail détaché.
Il renvoie donc aux acheteurs la responsabilité de respecter, et de faire respecter, les textes législatifs et réglementaires mis en place afin de notamment lutter contre la concurrence sociale déloyale.
Enfin, l’instruction estime que le recours systématique aux clauses « Molière » révèle une violation du principe de non-discrimination, voire un détournement de pouvoir.
Pour ce faire, elle rappelle qu’aucune disposition du code du travail n’impose aux travailleurs détachés de parler français, alors qu’à l’inverse une obligation de traduction dans la langue officielle du travailleur détaché est obligatoire sur les grands chantiers du bâtiment.
L’instruction extrapole ensuite son raisonnement en estimant que le fait d’insérer systématiquement de telles clauses, notamment dans le but de favoriser des entreprises locales, serait révélateur d’un détournement de pouvoir.
A noter toutefois que l’instruction admet l’utilisation de cette clause à titre d’exception, lorsque cela s’avère justifié et proportionné à l’objet du contrat en cause, et nécessaire à son exécution.
En guise de première réponse à ce débat politico-juridique, nous vous laisserons seuls juges afin de déterminer sur lequel du ou des terrains cette instruction se situe.

Instruction interministérielle du 27 avril 2017, relative aux délibérations et actes des collectivités territoriales imposant l’usage du français dans les conditions d’exécution des marchés.

Acte 2 scène 1 : Le TA valide une clause d'interprétariat visant à encadrer le travail détaché au sein d'un marché public de travaux

Au lendemain de la publication de l'instruction interministérielle relative aux actes des collectivités territoriales visant à limiter ou interdire le recours aux travailleurs détachés, la Région des Pays de la Loire publiait le 28 avril 2017 un marché à procédure adaptée en vue de la réalisation de travaux, imposant au titulaire, dans certaines conditions, le recours à un traducteur sur le chantier.
Contestant la régularité rédactionnelle de cette clause d'interprétariat, prévue à l'article 8.4 du cahier des clauses administratives particulières, la préfète de la Loire Atlantique saisi le juge administratif par référé, en violation des principes fondamentaux de la commande publique et pour détournement de pouvoir.
Sur le plan contractuel, la clause litigieuse relative aux obligations et engagements de l'entreprise en matière de responsabilité sociétale, prévoit :
- Le recours obligatoire à un interprète, aux frais du titulaire, si les personnels sur le chantier, quelle que soit leur nationalité, ne disposent pas d'une maîtrise suffisante de la langue française en compréhension de la règlementation du Code du travail (article 8.4.1 du CCAP), et d'une formation professionnelle nécessaire à l'exécution de tâches comportant des risques pour la sécurité des personnes et des biens (article 8.4.2 du CCAP) ;
- Une sanction financière pour défaut ou carence constatée d'un interprète qualifié, assortie d'une possible résiliation prononcée aux frais et risques de l'entreprise (article 8.4.3)
Sur le plan juridique, le tribunal administratif juge ces clauses tenant aux conditions d'exécution du marché de travaux, conformes à l'instruction. Leurs objectifs de protection sociale des salariés, de sécurité des travailleurs et des visiteurs sur le chantier entrent dans le champ des dispositions de l'article 38 de l'Ordonnance du 23 juillet 2015. Les moyens contractuels prévus au marché ne doivent donc pas être regardés comme étant disproportionnés.
Le juge énonce "qu'en admettant qu'elles puissent restreindre la liberté d'accès à la commande publique, il ne résulte pas de l'instruction qu'elles s'appliqueraient de manière discriminatoire, ne seraient pas justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général, ne seraient pas propres à garantir la réalisation des objectifs qu'elles poursuivent ou iraient au-delà de ce qui est nécessaire pour les atteindre".
En conséquence les clauses de l'article 8.4 du CCAP ne méconnaissent pas les principes de liberté d'accès à la commande publique et d'égalité de traitement des candidats.
Quant aux sanctions pécuniaires constitutives d'un détournement de procédure portées par la requérante, le tribunal juge le moyen inopérant. Ce dernier énonce qu'il n'appartient pas au juge précontractuel de se prononcer sur le régime des pénalités contractuelles dont les dispositions sont étrangères aux obligations de publicité et de mise en concurrence.
Il est à noter que dans son développement, le juge n'assimile en aucun point la clause d'interprétariat à une clause dite de "Molière", visant à imposer l'usage du français par les salariés des candidats aux marchés publics. Rappelons par ailleurs, qu'"en règle générale, une telle pratique est illégale". En ce sens, l'instruction rappelle qu’aucune disposition du code du travail n’impose aux travailleurs détachés de parler français, alors qu’à l’inverse une obligation de traduction dans la langue officielle du travailleur détaché est obligatoire sur les grands chantiers du bâtiment.
Elle met ainsi un point d'honneur à éviter toute similitude entre travail détaché et travail illégal.
Dans une lignée plus prétorienne, veillons à ne pas mettre la clause de Molière et la clause d'interprétariat dans le même panier.

TA de Nantes, 7 juillet 2017, Région Pays de la Loire, n°1704447

Acte 2 scène 2 : Le CE encadre une clause d’interprétariat susceptible de limiter l’exercice des libertés fondamentales

La clause dite « de Molière » n’en finit pas de faire couler de l’encre…
Aussi, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la pérennité de la passation d’un marché de travaux dont la rédaction des clauses d’interprétariat du cahier des charges administratif particulier est contestée.
Les clauses d’exécution faisant griefs, avaient pour objet l’information sur les droits sociaux et sur la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs.
La première en matière de protection sociale, prévoyait l’intervention d’un interprète qualifié, aux frais du titulaire du marché, afin de permettre au maître d’ouvrage d’exercer son obligation de prévention et de vigilance en matière d’application de la législation du travail. La finalité consistant à « s'assurer que les personnels présents sur le chantier et ne maîtrisant pas suffisamment la langue française, quelle que soit leur nationalité, comprennent effectivement le socle minimal de normes sociales ».
La seconde en matière de prévention dans le domaine de la sécurité et de la santé, prévoyait qu’une formation soit dispensée à l’ensemble des personnels affectés à la réalisation de tâches présentant un risque pour la sécurité des personnes et des biens, avec l’intervention d’un interprète qualifié lorsque le personnel ne maîtrise pas suffisamment la langue française.
Il ressort du cadre juridique en vigueur, que « le pouvoir adjudicateur peut imposer parmi les conditions d’exécution d’un marché public, des exigences particulières pour prendre en compte des considérations relatives à l'économie, à l'innovation, à l'environnement, au domaine social ou à l'emploi ».
A condition qu’elles présentent un lien suffisant avec l’objet du marché et qu’elles poursuivent un objectif d’intérêt général, quand bien même elles seraient susceptibles de restreindre l’exercice effectif des libertés fondamentales garanties par le Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne.
En l’espèce, le juge apprécie le contenu de ces clauses contractuelles.
Il considère qu’elles s’appliquent indistinctement à toute entreprise quelle que soit leur nationalité.
Elles permettent de rendre effectif l’accès du personnel peu qualifié à leurs droits sociaux essentiels.
Par ailleurs, compte tenu du degré de risque particulièrement élevé dans les chantiers de travaux, du caractère ciblé de ces dispositions et du coût mesuré qu’elles impliquent pour le titulaire, elles ne sont jugées ni discriminatoires, ni n’entravant la libre circulation des travailleurs.
Dès lors, le Conseil d’Etat conclu que les clauses litigieuses, en lien avec l’objet du marché, poursuivent un objectif d’intérêt général, dont la réalisation est garantie, sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

CE, 4 décembre 2017, Région des Pays de la Loire, n°413366


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